Nous sommes toujours à Jérusalem, dans cette atmosphère lourde de conflits entre Jésus et les scribes, les Pharisiens. Jésus sait qu’il va à sa Passion, que ses disciples seront bientôt seuls, qu’un style de vie doit se constituer entre eux pour qu’ils puissent, durablement et intelligemment, être fidèles à la nouveauté que lui, Jésus, instaure et enseigne ce qu’ils auront, eux, les disciples, à transmettre. S’ouvrir au Royaume des Cieux doit ainsi aller jusque-là : inventer un nouvel art de vivre, de nouveaux rapports entre les croyants, d’une autre nature que les rapports qu’ils connaissent dans les pratiques de la religion juive de leur époque. Jésus, en prenant distance d’avec les coutumes pharisiennes ainsi qu’avec celles des scribes, dresse le champ relationnel nouveau, champ à l’influence duquel nous avons à nous disposer si nous voulons entrer dans la nouveauté du Christ. Suivre le Christ dans la nouveauté qu’il nous révèle, c’est comprendre qu’Il est la Tora vivante. Dans la tradition rabbinique, les 613 commandements de la Tora sont divisés en commandements positifs et en commandements négatifs.

Il y a 365 commandements négatifs, autant que de jours dans l’année, et 248 commandements positifs, autant que d’os dans le corps humain selon la manière rabbinique de les compter. Autrement dit les commandements de l’Ancienne Alliance sont compris comme devant couvrir toute la vie et tout l’être. Le Christ est la norme universelle concrète, la Tora vivante. Les commandements de la loi trouvent en lui leur accomplissement et resplendissent dans toute leur vérité. L’obéissance à la loi devient adhésion à une Personne vivante qui nous attire et en laquelle nous est donnée la plénitude de la justice, un style de vie vraiment « digne du Seigneur ». En lui toute notre humanité et toute la condition humaine ont été assumées. Il a été « éprouvé en tout comme nous » (Hb 4, 15) et « il s’est comporté comme un homme » (Ph 2, 7).  On peut passer toute sa vie dans un quasi imperceptible appui sur soi, sur notre capacité propre d’agir dans une confiance illusoire en notre action, une action qui ne vient pas naturellement comme le fruit mûr de l’amour mais qui est construite de toute pièce.

On n’interroge pas son intention. Si les pharisiens avaient interrogé leur intention, ils auraient compris qu’elle est mortifère. Ils veulent tuer Jésus. Et nous, qu’elle est notre intention quand nous osons la parole. Est-ce que nous interrogeons également l’effet produit en l’autre ? Nous sommes sûrs d’avoir raison et peut importe si notre parole blesse l’autre. L’enfermement dans le faire sans tenir compte de l’autre est lié à un attachement intérieur dont nous n’avons pas conscience le plus souvent. On pense se donner généreusement à Dieu et aux autres, mais on ne perçoit pas qu’on aime les guider, les conseiller sans avoir un cœur vraiment ouvert. Rappelons-nous du regard du Christ sur les pharisiens : « Ils aiment à (…) recevoir les salutations sur les places publiques et à s’entendre appeler Rabbi par les gens.’ (Mt 23, 6-7). On est attaché à l’œuvre elle-même, à un projet sur l’autre, on veut réaliser telle ou telle chose dans une intention altruiste mais sans prendre le temps d’aimer. Il y a toute une image de nous-mêmes derrière cela, un besoin de prouver quelque chose.

« Ils font tout pour se faire remarquer des hommes. » (Mt 23, 5). On veut « être charitable » et l’autre devient l’objet de notre charité. On n’est pas dans une vraie sollicitude, une véritable attention à sa personne, écoute de ses besoins. L’attachement à l’œuvre fait qu’on a son idée et qu’on poursuit son idée. Comment l’amour pourrait-il nous illuminer de l’intérieur pour nous donner ce tact affiné, cette « parfaite clairvoyance du cœur » à laquelle saint Paul nous exhorte (cf. Ph 1, 9) ?  C’est donc, en fait, un antagonisme global qui se déploie entre deux manières de vivre, de parler, d’échanger, d’agir… l’une tournée vers le paraître, l’autre vers l’être et la relation à l’autre… La première, le paraître des pharisiens, centré sur l’action, nie l’être d’où il surgit, en se substituant à lui. L’autre est effacé. La chaire de Moïse est occupée, fermée. L’une met en avant la publication, le fait que l’action soit vue, l’autre se base sur l’intériorité en récusant le fait même de se faire appeler et reconnaître comme maître, comme père. Dans l’une, un système d’obligations pesantes est promu, dans l’autre chacun est en lien direct et personnel avec le Mystère de Dieu.

Dans l’une, tout est hiérarchique, dans l’autre chacun est appelé à être frère de son prochain, chacun étant conduit par le seul et unique maître, le Christ. L’important est d’aménager un espace, comme une saine distance, en fait un discernement entre ce que je crois être alors que je suis dans le paraître. C’est ma conscience qui me le dit. Jean-Paul II parle de la conscience comme le cœur du cœur. Ce à quoi je me confronte comme remise en question, j’ai à l’accueillir dans ma conscience éclairée, c’est-à-dire confrontée à autre chose que ma subjectivité. Qui dit discernement dit silence intérieur pour rejoindre son être profond et choisir la vraie attitude.  Ce qui redonne sa grâce au paraître et le convertit. Le silence introduit entre notre « paraître », celui que nous avons construit, notre projet, notre dit, et celui que nous pouvons recevoir, celui du Christ, unie l’être au paraître et transfigure ainsi tous nos gestes ! En disant que nous ne sommes ni maître, ni père, Jésus désigne la source de toute connaissance et de toute paternité que nous ne sommes pas. Nous sommes tous des étudiants. Jésus nous rappelle que la vie chrétienne n’est jamais achevée. Nous demandons l’humilité dont nous avons besoin pour reconnaître que nous sommes des éternels étudiants qui apprennent toujours, que nous sommes essentiellement des enfants de Dieu invités à se tourner vers notre Père aimant.