Le Messie est censé donner la libération nationale et devenir le Roi de l’Univers, concrètement libérateur d’Israël. Or cette notion d’indépendance nationale était toujours symbolisée dans l’Antiquité par le thème de l’impôt, ou plus exactement du tribut : si vous payez tribut à quelqu’un, c’est que vous êtes son vassal, et vous n’avez donc pas la liberté. Le thème de l’argent symbolise la liberté. Humainement, Israël n’est pas libre. L’empire romain l’a annexé et exerce sur lui son pouvoir. Rome lui laisse une certaine autonomie mais réprime dans le sang toute velléité de révolte. Les pharisiens s’accommodent de cette situation car l’empire leur permet d’exercer librement leur religion. Le piège dans lequel ils veulent enfermer Jésus est subtilement pensé. « Est-ce permis, oui ou non de payer l’impôt à l’empereur ? » Soit Jésus répond qu’il faut payer, il reconnaît alors la suzeraineté de César, donc Il démissionne de sa qualité de Messie. Ou bien il dit qu’il ne faut pas payer, on peut immédiatement le dénoncer aux forces romaines qui sont à Jérusalem et le faire exécuter pour révolte contre l’empereur.

A priori, il n’y a pas d’issue. Dans la monnaie d’empire, certaines pièces étaient spécifiques pour l’impôt payé à César, en l’occurrence ici l’empereur Tibère. Jésus va leur demander de sortir de leur poche l’une d’entre elles. Sur cette monnaie d’impôt, figure l’effigie de César, avec l’inscription “ César un tel, telle année de son règne “. C’est la marque de propriété, c’est à lui. Les pharisiens ont cette pièce, c’est donc qu’ils payent l’impôt. “ Rendez ce qui lui appartient. Vous avez cette pièce, rendez-lui ». Importance du mot “rendez”.  Jésus ne répond pas directement à leur question-piège.  On n’est plus dans le « permis défendu » mais dans la prise en compte du réel.  « Rendre à César ce qui est à César », y compris en payant l’impôt, c’est tout simplement reconnaître que César est actuellement le détenteur du pouvoir. C’est consentir à la réalité, c’est accepter une situation de fait ; dans la perspective de l’Ancien Testament on considère que tout pouvoir vient de Dieu. Jésus lui-même, au cours de sa Passion, dira à Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en-haut » (Jn 19,11). D’autre part, et Isaïe nous l’a rappelé dans notre première lecture de ce dimanche, en parlant du roi Cyrus, Dieu peut faire tourner toute royauté humaine au bien de son peuple… or nos pharisiens connaissent mieux que nous le texte d’Isaïe sur Cyrus ; ils savent donc très bien que tout pouvoir, même païen, est dans la main de Dieu.

Quand n’est-il quand le pouvoir devient despotique ou qu’il exige par exemple un culte idolâtrique de lui-même. A l’époque où Matthieu écrit son Évangile, cette hypothèse était une réalité. De nombreux martyrs ont payé de leur vie ce refus de rendre un culte à l’empereur romain.

Pourquoi Jésus prononce à l’encontre des pharisiens le mot hypocrite ? Bien sûr, leur perfide stratégie qui ne vise qu’à l’effacer du paysage politico-religieux. Ils sont à l’extérieur d’eux-mêmes, incapables de penser que la vraie liberté s’appuie sur Dieu, qu’elle est d’abord intérieure. Ils ne voient pas le mal qui les habite, eux qui veulent tuer Jésus. Le mal commence dans la vie intérieure comme la vie divine refusée, assombrie, interceptée. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est contacter son amour qu’il livre dans notre cœur pour nous donner à Lui.  C’est nous-même, que nous devons donner à Dieu car notre liberté ne respire bien que dans celle de Dieu. Tout le reste en découle.

La tentation profonde est d’opposer Dieu à l’homme, c’est pour ça que Jésus a dit : “Et à César, et à Dieu” ; ce n’est pas ou l’un ou l’autre. Ce n’est pas une répartition entre deux domaines, c’est le même domaine dans lequel il y a César et il y a Dieu. On ne peut pas séparer l’un de l’autre ; ça ne fait qu’un seul, si jamais vous séparez la religion de l’humanisme, notre siècle l’a drôlement expérimenté, ou bien vous faites des guerres de religion, ou bien vous épousez les thèses marxistes avec toutes les conséquences. Dans le marxisme, la religion, s’est réduit au domaine du strict privé, c’est-à-dire à la maison, en cachette :  pas question qu’elle soit exercée publiquement car la seule religion publique, c’est le culte du politique, d’où la répression dans les pays communistes de la religion. On ne peut pas séparer politique et religion mais il est nécessaire de les distinguer. Pour que notre liberté religieuse ne soit pas entravée par l’idéologie. Gustave Fessard, prêtre jésuite à propos du marxisme l’avait qualifié de messianisme sans Dieu. Au nom de valeurs qui semble être en cohérence avec l’évangile, on efface Dieu. D’où l’importance de parler de liberté intérieure qui se reçoit de Dieu lui-même. Contre le despotisme comme le nazisme, Gustave Fessard en parle comme un néo-paganisme. Dans le nazisme, où sont les dix paroles de vie données à Moïse sur le Sinaï et inscrit dans notre conscience, accessible quand elle est éclairée ? Elles sont effacées sur l’autel de la toute-puissance. Etty Elisum a lutté de toute sa force intérieure contre le nazisme.  Comment a-t-elle résisté ? D’abord par sa vie intérieure. Elle prend conscience qu’il faut protéger Dieu en soi. Elle perçoit sa vie intérieure comme un puits qu’il faut dégager de tout ce qui l’encombre. Le seul chemin pour ne pas être écrasé par le nazisme, c’est d’avoir accès à cette vie profonde dégagée de ses scories pour aimer sans être annihilé par la barbarie nazie. Etty Elisum ne s’est pas contentée de ce travail intérieur auquel elle a donné la priorité. Elle s’est portée volontaire pour travailler dans l’aide sociale à ses coreligionnaires juifs dans le camp allemand de Wester Brook, en Hollande. Elle mourra à Auschwitz libre, fondamentalement libre.

L’homme et Dieu, c’est toujours l’un par l’autre ; si vous séparez, vous opposez Dieu à l’homme. En la personne de Jésus est accompli l’Unité de Dieu et de l’homme. « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu », non dans la toute-puissance de l’homme, non en effaçant Dieu mais dans la toute-puissance de l’amour divin.