Comment imaginer une communauté sans conflit ? Tout l’enjeu est de dépasser les conflits internes avec les bons outils. Le texte de l’Évangile d’aujourd’hui nous donne une démarche d’exigence et de prudence communautaire. Il s’agit bien d’une affaire interne à la communauté. Avant l’arbitrage de la communauté, une démarche personnelle auprès de la personne concernée est nécessaire. « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. » Le premier pas pour restaurer une relation brisée, peut être coûteuse, surtout si le mal qui nous a été fait nous fait beaucoup souffrir? Où pouvons-nous trouver le courage de parler face à face avec la personne concernée?
Comment pouvons-nous nous réconcilier ? Mettre la démarche globale en perspective peut aider. Si rien ne bouge, le texte nous donne ce précieux conseil. « S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. » Nous pouvons avoir besoin de l’aide et de la prière de nos amis et d’autres personnes sages, afin de trouver les mots justes et la bonne manière de régler nos différends. « Jésus, tu nous dis que lorsque deux ou trois sont réunis en ton nom, tu es là au milieu d’eux. Tout d’abord, donne-nous de faire confiance, de croire en ce que tu dis et de rechercher ta sagesse pour résoudre les situations difficiles. » Puissions-nous croire en la valeur fondamentale de ceux qui nous blessent. Eux aussi sont les bien-aimés de Dieu ! Ste Thérèse de Lisieux a élaboré la petite voie à partir d’une expérience personnelle : celle d’avoir à supporter une vieille sœur très pénible. La petite voie qui a été celle de l’abandon lui a permis d’aller au-delà de sa réaction spontanée de rejet.
Dans l’expérience que Thérèse a faite, c’est exactement cela qui s’est joué. Elle a découvert que plus elle voulait devenir sainte par ses propres forces, moins elle y arrivait. Alors que, lorsqu’elle a accepté d’être petite et de prendre les bras de Dieu comme un ascenseur qui lui permettrait de gravir l’échelle de la sainteté, tout devenait possible. Évidemment, tout cela, nous le savons, mais ça ne nous empêche pas de vivre trop souvent à la force des poignets. Nous avons bien reçu le Saint Esprit, mais nous vivons, nous travaillons, nous agissons, nous décidons comme si nous ne l’avions pas reçu ! Moi, je crois que nous avons à nous aider les uns les autres parce que, seul, nous retombons vite, nous lâchons vite le St Esprit.
Comment nous aider à ne pas lâcher le St Esprit ? Nous avons besoin de regards lucides et fraternels posés sur notre propre vie. C’est le regard de frères dans une équipe de révision de vie, c’est le regard d’un père dans un accompagnement spirituel. C’est parfois oser vivre la correction fraternelle en risquant une parole la plus fraternelle possible mais sans nous défiler. Que de silences coupables entre nous quand nous nous emmurons dans un silence toxique. Comme Thérèse, lâchons nos velléités d‘y arriver par nous-mêmes. Pas sans Dieu, pas sans le Saint Esprit, ça c’est prioritaire. Pas sans nous, pas sans une démarche personnelle, sinon rien ne se passe. Pas sans les autres, c’est la communauté, d’où l’importance des deux ou trois qui se réunissent pour demander quelque chose. Cherchons à comprendre l’action de Dieu dans la vie relationnelle. Pensons au chiffre 3 dans nos relations.
Le chiffre 3 est une clef pour dénouer les conflits et amener à une juste relation. Dans la relation à l’autre, un “je” parle à un “tu”. Pour reprendre l’expression de Lévinas, entre les deux sujets de la relation, il y a un “il”. Quel est cet « il », cet autre ? Toute la question est là. Le « il » est un espace. Qui j’invite dans cet espace ? La colère, le ressentiment, la haine, la dépendance, l’emprise. C’est alors que j’entre dans le drame. Christ nous invite à une triangulation saine. « Si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. En effet, quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » Le premier « il », c’est Dieu lui-même. D’autres médiations sont possibles : le frère concerné quand je prends conscience que l’autre existe dans son mystère. Le « je » vers un « tu » a besoin du tiers, le tiers, c’est le mystère infiniment respectueux de l’autre que je ne peux réduire à ce qui m’est utile. L’autre médiation, c’est une ou deux personnes, puis la communauté si nécessaire.
Être trois, c’est l’antidote à la confusion, à l’emprise et à la toute-puissance. Si j’oublie le « il », j’entre dans une triangulation narcissique qui aboutit à réduire le Trois au Deux car la relation se réduit alors à un dualisme conflictuel. Avec Dieu, exit la confrontation bête et brutale. Bien sûr la raison y a sa place comme une confirmation de ce qui est juste mais l’Amour en est le moteur pour une triangulation vertueuse. « Qui est de Dieu entend les paroles de Dieu » (Jn 8, 47). Si on vit en harmonie avec Dieu, on sent l’action juste, ajusté à Dieu au moment juste et on est poussé à la faire. Là est la vraie prudence. On fait la vérité que notre cœur voit. L’action engendrée ainsi par la lumière est elle-même lumineuse, source de lumière pour les autres.
Elle naît de la connaissance de Dieu et elle le laisse voir. Voilà ce qui rend notre vie belle et féconde. L’acteur dans ce processus, c’est l’Esprit Saint. Dietrich Bonhoeffer dans son livre “de la vie communautaire” a des paroles percutantes et éclairantes à ce sujet : “premièrement, la communauté chrétienne n’est pas un idéal mais une réalité donnée par Dieu et, secondement, la fraternité chrétienne est une réalité pneumatique et non psychique”. Bonhoeffer rattache la réalité pneumatique à l’action de l’Esprit Saint, dans le sens paulinien du terme. Saint Paul oppose le Pneuma à la sarcx, la chair.
Ce que Bonhoeffer nomme réalité psychique ne concerne pas ce que nous rattachons communément au psychisme, dans les démarches empiriques de psychologie et de psychothérapie. Ce qu’il nomme réalité psychique, c’est la chair qui ne se reçoit que d’elle-même, c’est le moi sans alliance avec l’intériorité et la Transcendance. Une communauté composée d'”égos sans alliance” est une communauté livrée à la chair. Une communauté pneumatique est une communauté qui non seulement se reçoit de l’Esprit Saint mais qui a renoncé à l’illusion d’une communauté idéale. Renoncer à l’idéalisation de toute communauté, c’est accepter de se recevoir d’une autre perfection que de l’illusoire perfection humaine, mais plutôt de la perfection qui vient de la dynamique du Pneuma.
La réalité pneumatique se fonde sur la Parole de Dieu révélée en Jésus-Christ, sur les grâces qu’Il a laissées à l’Église. Par contre, la réalité psychique ne se reçoit que des “égos” qui la composent et basée sur les désirs opaques du cœur de l’homme. Le passage vers une communauté plus pneumatique se fait à travers un chemin de consentement au réel (des-idéalisation), de simplification (la confrontation à l’autre m’invite à arrondir les angles comme les galets qui s’entrechoquent sous l’effet de la mer), de purification de l’affectif, d’humilité. Tout cela se fait souvent dans une souffrance comparable à celle de l’accouchement. Accoucher d’une plus grande liberté intérieure, d’une plus grande capacité à aimer, accoucher de la vie profonde ne peut se faire que dans le souffle du Pneuma. C’est ce dont toutes les communautés qui se disent chrétiennes sont invitées à vivre : L’Eucharistie est le lieu source, sommet de la vie chrétienne pour cette transformation, guérison, simplification de nos cœurs et de nos vies, au cœur de nos communautés.
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