Ce qui est décrit par Mathieu à Césarée, aux sources du Jourdain, c’est ce que l’on appelle traditionnellement la profession de foi de Pierre. Jésus leur fait faire le point sur ce qui s’est passé au cours de leur envoi en mission. C’est là, à Césarée de Philippe qu’ils font comme une sorte de débriefing. « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? » Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Les apôtres ont été au contact de la foule, c’est là qu’ils ont eu à représenter Jésus Lui-même, et c’est là qu’ils ont entendu les réactions sur Jésus.
“Qu’est-ce que vous avez dit sur mon compte ?” C’est le problème d’une parole publique portant sur la personne de Jésus, et qui est l’objet même de la mission. La question suivante, « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » C’est là que Pierre prend la parole au nom des douze, et eux n’ont pas protesté. « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » Il associe pour la première fois le mot Messie dans le sens du Messie Roi qui va venir et qui fera toutes choses nouvelles et l’expression « Fils du Dieu vivant.» Ensuite, pour la première fois, cette expression, « Messie roi », porteur de la vie divine ne vient pas d’un éblouissement suscité par un geste de puissance comme dans le récit de la tempête apaisée. Nous sommes dans un superbe paysage aux sources du Jourdain, dans un paisible débriefing.
La prise de conscience de Pierre est d’inspiration divine confirmée par Jésus : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. » Le temps de cette inspiration, Pierre fait l’expérience que Dieu nous parle dans le profond de notre cœur et pour Pierre, dans ce récit, dans une fulgurance de l’Esprit Saint, une grâce du Père, pierre d’attente avant la Pentecôte. Pierre fait l’expérience de son intériorité. Là où il n’est pas prêt, c’est d’accepter et de faire l’expérience dans sa propre vie de la manière dont Dieu sauve.
C’est pour Jésus une étape importante puisqu’elle marque sa montée vers Jérusalem là où le Fils de l’homme sera livré. « Jésus commença à montrer à ses disciples, qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter ». C’est la suite du texte de ce jour que l’on lira dimanche prochain. Bien sûr Jésus est le Messie, fils du Dieu vivant mais aussi le serviteur souffrant qu’on mène à l’abattoir. Comment entrer dans ce paradoxe du Dieu vivant mourant en son Fils sur une croix.
Le mot clef pour comprendre, c’est le mot amour. Pourtant autant de personnes, autant de manière de comprendre ce mot. Saint Jean dans le début du chapitre 13 définit précisément ce qu’est cet amour. Saint Jean, l’évangéliste annonce la Passion du Christ en ces termes. « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » Voilà ce que j’entends dans cette phrase : « Jésus ayant mis un paroxysme à son amour aima les siens en les aimant jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême de l’amour ». La toute-puissance de Dieu que l‘on appréhende dans la création et dans les miracles de Jésus, c’est surtout dans l’Amour qu’elle réside : la toute-puissance de l’Amour divin. Le Vivant allant jusque dans la mort pour nous sauver de toutes forces s’acharnant à détruire la vie. Pierre devra passer par la déréliction de la Passion de Jésus qu’il refusera et qu’il fuira, par son reniement qu’il regrettera amèrement pour accepter la manière dont Dieu sauve.
Nous aussi, nous avons à faire un travail comme celui que Pierre fera. En linguistique, on parle de métalepse. Mot barbare par excellence mais qui dit quelque chose de très juste. Une métalepse, c’est par exemple deux symboles qui se confrontent tant que le personnage de l’histoire n’est pas prêt à supporter une tension parfois insoutenable. Quand il est prêt, il peut accueillir cet écartèlement intérieur et c’est justement en cet espace que surgit la lumière. Nous avons deux images, celle du Messie Roi et celle du serviteur souffrant.
Comment les superposer, comment les mettre l’une sur l’autre sans que cela nous trouble. Intellectuellement, nous pouvons le faire mais dans nos vies quand nous traversons la souffrance, c’est extrêmement difficile, surtout quand il s’agit de la souffrance de nos proches, quand il s’agit de notre propre souffrance. Le Messie, c’est le serviteur souffrant. C’est important ! Jusque dans l’épreuve, la foi peut me permettre de donner sens aux épreuves que toute vie doit traverser. Pour cela, il me faut faire de cette souffrance, le lieu même d’une plus grande intimité avec le Christ, le Messie Roi mais aussi avec le serviteur souffrant. Ce n’est pas une apologie de la souffrance, c’est un début de réponse existentielle et spirituelle au scandale du mal. Un exemple parmi tant d’autres. Fin Juillet, j’ai co-animé avec un autre prêtre et deux psychologues spécialistes du corps une session pour les femmes abusées enfants.
Onze femmes de tous âges y participaient. La plus jeune avait 18 ans. Lors de la soirée de présentation, tout son corps parlait : une colère immense l’habitait. Aussi grande que la colère : sa peur. Elle était enfermée dans cette colère et cette peur. Pour se protéger, elle était devenue une championne en art martial. A la fin de la session, pendant la messe, chacune a pris la parole pour rendre grâce. Je rapporte ses paroles : « Je suis venue avec des pieds de plomb. J’ai décidé de m’inscrire car j’ai fait confiance à ma coach, ici présente. Pour moi, Dieu, c’était un concept un peu vague. Maintenant je peux dire que je l’ai rencontré, j’ai ouvert mon cœur et accueilli sa tendresse. » Elle avait laissé sa cuirasse. Nous n’avions plus affaire à une guerrière mais à une jeune fille de 18 ans.
Un long chemin reste affaire mais elle n’est plus seule. Sa foi est basée maintenant sur l’expérience de l’amour libérateur et guérissant de Dieu. Saisir la vie, la vie plus forte que la mort est un geste indispensable pour se sentir exister comme être humain. L’homme suffisamment en bonne santé cherche la cohérence, l’harmonie et la beauté. La misère du monde vient contredire, heurter, blesser ce vrai désir. Rééduquer notre regard par notre vie intérieure pour voir plus et mieux est passionnant car cette nouvelle naissance à travers ce nouveau regard nous fait grandir en humanité. C’est alors seulement que nous pourrons entendre comme un appel, comme une invitation à l’espérance : simplement accepter de regarder la misère, simplement accepter d’être touché par elle et ouvrir en nous notre humanité à l’espérance. Espérer en cet homme-là, cette femme-là ou encore en cet enfant, dont nous aurions tendance à désespérer, n’est pas spontané. C’est un don, fruit d’un travail intérieur qui nous pousse à aller plus loin, à nous laisser transformer par l’action de Dieu pour que notre regard s’ouvre. Alors, si Dieu veut, nous verrons vraiment…Alors nous saisirons dans la misère de cet homme-là, de cette femme-là ou de cet enfant, grandeur et dignité.
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