Saint Sacrement 2020

« Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert » … Le peuple Hébreux a traversé le désert pour parvenir à la terre promise. Il a dû endurer : « la pauvreté… la faim… le désert lui-même vaste et terrifiant, inhospitalier pays des serpents brûlants et des scorpions, pays de la sécheresse et de la soif ». L’Écriture et d‘une façon particulière les psaumes ne cesse d’inviter le priant à faire mémoire de ce temps du désert. Faire mémoire, zakar en Hébreux est une expression remplie de sens. La foi est intimement liée à la mémoire. C’est elle qui rend présent l’action de Dieu. Faire mémoire, c’est prier pour que Dieu réitère ses exploits. Le texte de ce dimanche nous invite à faire mémoire, et donc à prier Dieu pour qu’il accomplisse maintenant ce qu’il a réalisé autrefois. Alors Dieu se souvient. Façon de dire qu’il se produit au cœur de la mémoire de l’homme mais aussi dans la mémoire de Dieu une rencontre de l’humain et du divin., l’action de Dieu pour l’homme s’actualise. Dans cette rencontre, au cœur de la prière, le présent est alors investi par la présence et l’action de Dieu. En toute confiance, le croyant peut alors se tourner vers l’avenir.
Le peuple se rappelle les épreuves mais c’est pour mieux se rappeler de la sollicitude de Dieu pour les siens au cœur même de ces épreuves. « Il t’a donné à manger la manne, cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue », « c’est lui qui t’a fait traverser ce désert… c’est lui qui, pour toi, a fait jaillir l’eau de la roche la plus dure » …
Ce qui est  curieux, c’est que Moïse présente ces épreuves comme un temps d’apprentissage imposé par Dieu : « Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert ; le Seigneur ton Dieu te l’a imposée pour te faire passer par la pauvreté ; il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur… » Ces épreuves sont un lieu de vérité, et doublement : vérité de notre pauvreté et vérité de la sollicitude constante de Dieu. En réalité, si Dieu veut que nous reconnaissions notre dépendance à son égard, c’est qu’elle est vitale pour nous. Le livre de la Genèse dit de manière imagée que nous sommes suspendus à son souffle ; le livre du Deutéronome le dit à sa manière : « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur » : son Souffle, sa Parole … Dieu veut son peuple libre ; il ne veut donc pas faire de nous ses esclaves ; mais reconnaître notre dépendance à son égard est le seul moyen de ne pas devenir esclaves de quelqu’un d’autre ou d’une idole. D’autre part, la reconnaissance de notre pauvreté fondamentale est le préalable à toute rencontre de Dieu en vérité: quand nous nous abandonnons à son action, alors il peut nous combler. Si nous cessons de croire que nous avons des forces par nous-mêmes, alors nous découvrons des forces insoupçonnées, qui sont les siennes. L’Esprit Saint nous a été donné pour cela. Et la fête du Corps et du Sang du Christ nous rappelle que Jésus nous propose beaucoup mieux, c’est d’habiter en nous. Le voulons-nous ?

Si nous restons à la surface de nous-mêmes, la rencontre eucharistique se fera dans le tourbillon de nos vies psychiques où s’agitent tous les mécanismes de défense, les troubles et les dysfonctionnements, et dans le choc de nos égoïsmes.

Si nous restons à la surface de nous-mêmes, notre volonté se fera volontariste comme si tout dépendait de nous. Certes, notre volonté est moteur dans la construction de la communion, mais livrée à elle-même, elle peine pour nous ouvrir à l’imprévu de Dieu.

Pour vivre l’expérience de la communion, notre volonté doit s’exercer et décider de s’abandonner à la volonté de Dieu. En Dieu, la volonté est habitée de la divine douceur et devient douce. « Elle veut sans vouloir, elle laisse aller, elle accepte la lassitude, elle ne se raidit pas contre l’inévitable. Mais elle tient le cap, imperturbable, elle maintient l’adhésion secrète à la vie, à l’amour, aux choses bonnes, à ce qui va venir et qu’il faudra vivre, et vivre bien.»  

Pourquoi ne pas faire ce voyage ? Qu’est-ce qui résiste en nous ? Pourquoi avons-nous du mal à plonger en nous à la rencontre de Celui qui nous espère et nous attend ? Nous avons peur ! Peur de quoi ? De tout, de l’avenir du présent, du passé qui nous hante. Qui y a-t-il derrière cette peur ? La mort qu’on refoule depuis toujours ! « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. » En une phrase, Jésus nous rejoint dans notre blessure la plus fondamentale: nous ne disposons de la vie que pour un temps bien bref. Chaque jour elle glisse un peu plus entre nos doigts. Nous avons beau nous distraire, nous étourdir, nous le savons bien au fond : chaque battement de nos cœurs nous rapproche du moment où cette vie éphémère nous échappera définitivement. Or la nouvelle inouïe des évangiles, c’est qu’en Jésus ressuscité, nous sommes branchés sur une source de vie inépuisable. Il ne s’agit pas de la vie biologique, que nous pourrions dès lors prolonger indéfiniment, mais de la vie même du Père, la vie éternelle.  « Celui qui mange ce pain vivra pour l’éternité » Ce pain nous communique déjà l’éternité. Il y a du divin dans la fragilité de notre chair. La vie divine nous est donnée, et donc notre éternité.  Jésus l’a dit clairement : « vos pères sont morts après le temps du désert, mais moi, je veux vous nourrir d’un pain d’éternité. Jésus nous communique en nourriture sa Vie plus forte que la mort. » Ce Pain ne nous empêche pas de mourir, mais il nous donne l’éternité jusqu’au cœur de la mort, à la place de la mort. Permettez-moi un témoignage personnel.

J’ai 20 ans. Je suis allongé sur l’asphalte, un accident de moto vient de se produire. Je suis blessé gravement et j’ai peur. Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé ? L’angoisse de la mort qui existe chez tout homme même si nous savons l’enfouir, la contourner, la refouler, peut ressurgir violemment à l’occasion de certains traumatismes. J’ai alors traversé une détresse abyssale juste avant d’être pris en charge à l’hôpital. Pas de réponse à cette angoisse, brute, à vivre seule puisque je m’étais éloigné de la foi. C’était 10 ans avant ma conversion. Dernièrement, pendant le confinement, j’ai revécu cette angoisse de mort. Au cours d’une messe, j’ai ressenti une grande angoisse, celle de la mort, de ceux qui se battent pour ne pas mourir dans les services COVID. Je vivais quelque chose de ceux qui lutte au cœur de la peur de la mort envahis de détresse, seuls dans cette lutte, sans une main qui soutient, sans un prêtre pour donner les sacrements. Cette détresse a eu une répercussion sur ma propre respiration. L’angoisse de mort que j’avais vécu lors de mon accident a ressurgi avec une très grande intensité. Que faire ? Je concélébrais la messe. C’était le lieu idéal pour m’accrocher au mystère qui se réalisait sur l’autel mais aussi en m’appuyant sur la petite assemblée que nous formions, le corps que nous étions. J’ai tout donné au Seigneur-Eucharistie pour qu’IL le donne au Père dans la puissance de vie de l’esprit Saint. J’ai pris conscience du corps que nous formions avec le Christ, bien au-delà des quelques fidèles que nous étions autour de cet autel. Dieu a fait le travail de me connecter à ma vie intérieure la plus profonde. Cette angoisse est partie comme elle était venue au moment la consécration. Combien d’Eucharisties et de sacrements de réconciliation depuis ma conversion, combien de moments d’intimité avec Dieu dans la prière du cœur, combien de rencontres dans le quasi sacrement du frère, combien d’intercession pour le monde qui souffre ? Etc … etc… La réponse du Christ à mon angoisse a été sensible. J’ai pu contacter la paix qu’il mettait au plus profond de mon cœur.

Dieu change le monde en passant par notre cœur.

Le lieu où Dieu travaille, c’est notre cœur et la visée, c’est ce qu’annonce Jésus, la vie éternelle.

“Travaillez non pour la nourriture qui se perd mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle”.