Thomas appelé Didyme (le Jumeau) fait partie du petit groupe de ces disciples que Jésus a choisis, dès les premiers jours de sa vie publique, pour en faire ses apôtres. Il est “l’un des Douze” comme le précise saint Jean. Le même Jean nous rapporte plusieurs interventions de Thomas. Lorsque Jésus s’apprête à partir pour Béthanie au moment de la mort de Lazare, il y a danger et les disciples le lui rappellent : “Rabbi, tout récemment les Juifs cherchaient à te lapider.” Thomas dit alors aux autres disciples : “Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui.” Courageux Thomas qui comme Pierre donnerait sa vie pour mourir avec Jésus. Leur courage est-il suffisant pour qu’il puisse s’ajuster au Royaume que Jésus est venu instaurer sur terre ?

Pierre et Thomas étaient sincères. Que leur a -t- il manqué pour que l’un renie et l’autre s’enfuit et se réfugie loin du groupe des disciples ?  Ils auront à opérer trois mouvements pour entrer dans le dynamisme du Royaume et c’est le travail qui nous est demandé dans l’épreuve de cette crise sanitaire qui nous maintient dans la prison du confinement. Comme Pierre et Thomas, pourquoi ne pas faire de cette tragédie une occasion de croissance humaine et spirituelle ? Oui mais comment ? Dans cette épreuve, nous sommes appelés à nous déplacer. Oui mais où ? L’appel de Dieu à Abraham nous suggère le premier mouvement. Dieu dit à Abraham : « quitte ton pays, la maison de ton père… ». Quitte ton pays, c’est la traduction de l’hébreu, leikh leikha. C’est plus juste de traduire littéralement par : « va vers toi ».

« ‘Va vers toi ‘, c’est au plus intime de toi que se cache ton identité divine, et le vrai voyage est d’entreprendre ce pèlerinage intérieur. Pour cela, oui, il te faudra quitter : quitter tes représentations paternelles (la maison de ton père), le polythéisme familial (donc tes idoles…) Si tu vas vers toi, je ferai de toi une bénédiction pour tous, car tous verront que ce chemin de soi à soi est ouvert et possible pour chacun ».

Le deuxième mouvement, c’est faire le deuil de nos projections sur Dieu. Pour Thomas, c’était surtout lâcher l’idée du Messie super-héros qu’il s’était imaginé. Comment imaginer le maître, victime d’un procès inique et d’un supplice infamant aboutissant à la mort ? Avant d’accepter l’imprévu de Dieu, Thomas est dans la sidération. Comment en sortir ?

Plonger en soi, c’est le donc le premier mouvement mais que va-t-on trouver dans cette descente en soi ? N’est-ce pas un travail intérieur difficile, douloureux et risqué ? Dans cette descente dans la profondeur de son être intérieur, on risque de rencontrer quelques monstres qui font obstacles. Quel monstre intérieur, Thomas a dû affronter. Le pire monstre qui soit, la mort ! Tout comme nous qui sommes confrontés à la mort qui, en ce moment, fauche arbitrairement l’un ou l’autre. Notre société occidentale fait tout pour éliminer la réalité incontournable qu’est la mort ; pourtant la mort fait partie de la vie. La mort, ça fait peur, c’est l’inconnu la plus grande qui soit. Lors du dernier repas, lorsque Jésus annonce son départ, c’est Thomas qui pose la question :”Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment saurions-nous le chemin ?”  Il veut savoir ce qui se passe après la mort “Je suis le chemin, la vérité et la vie”, répond Jésus qui ne dénie pas la mort, lui qui avait annoncé sa propre mort dans l’annonce de sa Passion et de sa Résurrection.

Le troisième mouvement, c’est l’ouverture à l’invisible. Thomas aura à faire ce travail. Le temps et aussi l’espace est une création de Dieu. Ce qui porte, soutient tout être créé créé, c’est l’incrée, le divin. Là aussi notre civilisation occidentale a dénié le divin. Pourquoi ? Parce que l’on ne peut aborder avec la seule raison cette question. La mort, quel monstre à apprivoiser ! Et il est de taille.

Thomas a fui, il n’était pas là, lors de la première visite de Jésus ressuscité. Le voici qui revient d’on ne sait où : “Nous avons vu le Seigneur !” lui dit-on. “Si je ne vois pas dans les mains la marque des clous, si je ne mets pas ma main dans son côté, non, je ne croirai pas.”

Thomas a deux monstres à apprivoiser : la peur de la mort et la peur de ne pas maîtriser. Apprivoiser, comment fait-on cela ? Apprivoiser ? Ne serait-ce pas plus judicieux de se battre « à mort » contre ses monstres. Permettez-moi une anecdote pour mieux comprendre nos monstres et comment les apprivoiser.

Véronique Dufief est une prof. de fac, une amie. Un de ses livres : la souffrance désarmée m’a profondément touché. Elle est gravement bipolaire et j’ai eu la chance de faire une émission radio avec elle. Quelqu’un que j’accompagnais, elle-même bipolaire, téléphone et pose la question à Véronique : « comment gérer son angoisse ?» Véronique parle alors de sa fille qui est, d’après elle, un dompteur de lapin. J’avoue avoir eu un doute sur sa réponse. « C’est vrai ma fille fait ce qu’elle veut de son lapin. Il lui obéit au doigt et à l’œil ; moi je ne suis pas un dompteur de lapin mais un dompteur de pieuvre hurlante et terrifiante. » Je comprends alors qu’elle parle de son angoisse qui s’invite périodiquement dans sa vie. « Croyez-moi, dit-elle, j’ai réussi à apprivoiser ma pieuvre. Je lui parle et la met à distance comme pour un vis-à-vis. Je ne suis pas toute seule dans ce travail, l’Esprit Saint que j’invoque fait un travail de pacification de l’âme qui m’étonne à chaque fois »

Véronique Dufief aime, elle est généreuse mais plus que cela, elle aime de l’intérieur. C’est vrai que dans cette crise sanitaire, on remarque beaucoup de solidarité. Les infos nous racontent tous ces gestes généreux, altruistes, en particulier pour les soignants, qui ne comptent pas leurs heures et qui risquent leur vie. Comment ne pas être épuisé dans ce combat ? Comment passer de la générosité à une respiration de l’amour qui n’épuise pas nos capacités de servir ? Si ce n’est de prendre au sérieux ce que dit Jésus à la Samaritaine :

« Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif ; mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. »

Être canal pour l’autre, relai d’un Amour, celui de Dieu qui a été répandu dans nos cœur. C’est ce que j’appelle une générosité reliée, reliée à un Amour-Source qui est folie d’amour. La Source de l’Amour a visité nos plaies dans sa Passion et sa Résurrection. Thomas exige de toucher les plaies de Jésus. Il aurait pu exiger, pour croire, de croiser le regard de Jésus, d’entendre sa parole, de revivre l’émotion suscitée par ses miracles. Thomas a peur de ses propres blessures. Thomas souffre comme les disciples d’Emmaüs qui ne reconnaissent pas Jésus ressuscité parce que trop remplis d’amertume, de frustrations, de déceptions, « nous qui croyions qu’il allait délivrer Israël ». Thomas blessé, encombré par la farandole des émotions négatives qui s’agitent en lui, a fait une fixation sur les plaies de Jésus. Comment peut-il en sortir ?

Jésus a montré ses plaies à Thomas et c’est le véritable miracle, fruit de tout un travail intérieur.

Reprenons les questions de Thomas car ses questions marquent son itinéraire spirituel. Progressivement, de question en question, Thomas va aller vers lui-même et se découvrir en profondeur, grâce aux réponses de son Seigneur, même s’il ne les comprend pas tout de suite :

Lors du dernier repas, lorsque Jésus annonce son départ, c’est lui qui pose la question : “Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment saurions-nous le chemin ?”

– “Je suis le chemin, la vérité et la vie”, répond Jésus. Avait-il vraiment compris la réponse de Jésus ? Le chemin du Golgotha, était-ce vraiment un chemin ? La vérité ? Étrange vérité que l’échec de la Croix ! La vie ? C’est bien la mort au bout du chemin. Ce que Thomas a vécu, c’est un véritable tremblement de terre. C’est en quelque sorte ce que nous vivons dans cette crise sanitaire qui frappe le monde entier. Thomas doit chercher le chemin dans une autre réalité que celle du réel qu’il veut maîtriser.

“Si je ne vois pas dans les mains la marque des clous, si je ne mets pas ma main dans son côté, non, je ne croirai pas.” On pourrait dire qu’à cause de son incrédulité, de son esprit trop rationnel, qui ne croit que ce qu’il a vérifié, Thomas était rendu aveugle et fermé aux réalités du Royaume.  C’est méconnaître tout le travail intérieur de Thomas. Si rien ne s’était passé en lui dans la dimension spirituelle de son être, il n’aurait jamais dans une fulgurance sublime crié la plus belle profession de foi qui soit devant le mystère des plaies du Christ ressuscité : “Mon Seigneur et mon Dieu.”

Ainsi dans la vie spirituelle, Dieu nous éduque et nous guide pour que nous le cherchions non pas seulement au-dehors de nous-même, mais aussi au-dedans. Le chemin spirituel est une voie d’intériorisation qui nous conduit vers les profondeurs de notre être : c’est là que nous rencontrons Dieu en vérité en même temps que nous nous trouvons nous-même. Le cœur profond est ainsi à la fois le lieu de notre plus grande intimité, le sanctuaire de notre conscience, mais aussi l’espace où l’Amour de Dieu demeure. Ainsi plus je me fais proche de Dieu dont l’Amour habite en moi, plus je deviens vraiment moi-même.

De la même manière que le corps est l’interface avec le monde physique, que le psychisme est l’interface avec le monde des sujets, l’esprit lui est l’interface avec le monde divin. Dieu nous connecte avec la dimension spirituelle de notre être. C’est dans le domaine spirituel non déconnecté avec le reste qu’il nous faut mettre notre centre de gravité. Ce domaine n’est pas évident. Cette intériorité dite spirituelle est différente de l’intériorité physique ni même de l’intériorité psychologique.

L’intériorité spirituelle est spécifique. Elle n’est pas en soi une capacité naturelle propre à l’homme. Elle prend naissance dans la liberté de la personne qui se décide pour cet au-delà de lui-même. C’est dans cette intériorité que se vivent la foi et l’espérance, c’est dans cette intériorité que grandit notre capacité à aimer. Si cette intériorité est délaissée, abandonnée, elle se rétracte et devient incapable de vivre cet au-delà de soi. La vie spirituelle s’étiole alors.

N’oublions pas la belle profession de foi de Thomas qui, devant le mystère des plaies du Christ ressuscité, a donné à Jésus son véritable titre. “Mon Seigneur et mon Dieu.”

Pour nous qui n’avons pas vu Jésus ressuscité mais à qui a été transmise la Bonne Nouvelle de la Résurrection, à nous qui avons non seulement reçu le baptême, mais les autres sacrements que l’Eglise primitive appelait « photimos », c’est-à-dire illumination, savourons cette béatitude que Jésus nous adresse. Heureux sommes-nous car nous sommes passés des ténèbres à la lumière.

C’est du fond de son être que jaillit le cri de Thomas : “Mon Seigneur et mon Dieu”. De blessures, celle de Jésus, à blessures, celles de Thomas, une illumination. Thomas en présence du Christ ressuscité fait l’expérience de l’Esprit Saint qui est en lui, qui jaillit et le libère de tous ses blocages, peurs, enfermements, frustrations, déceptions, culpabilité, etc…

Le bonheur de Thomas, c’est notre bonheur si nous voulons « croire sans avoir vu ».

Nous croyons que les blessures de Jésus sont le signe de l’infinie miséricorde de Dieu. Il a visité en Christ notre misère. Dans ses blessures nous sommes guéris. Encore faut-il les nommer, les travailler. Les sacrements sont guérissant. Les pères de l’Église voyaient dans l’eau et sang qui ont coulé du côté transpercé du Christ comme le symbole des sacrements. Depuis Saint Augustin, confirmé par Vatican 2, l’Église du Christ ne se réduit pas à ceux qui reçoivent les sacrements. Dieu veut que tout homme soit sauvé et il répand sur tout homme de bonne volonté l’eau et le sang de son baptême sur la croix.

J’ai un ami d’enfance qui vient de mourir. Je vous livre un passage du texte que j’ai écrit pour lui. Il était éducateur de rue, passionné par la voile, en perpétuel recherche sur la question de la foi. « Michel, tu savais accueillir les rêves certes mais aussi les questions métaphysiques. Toutes ces questions que l’enfant, à peine muni du langage fraîchement acquis, ne cesse de poser. Tout part de cette question, “qui suis-je ?” Ce questionnement t’a suivi toute ta vie. Pourquoi suis-je là sans n’avoir rien demandé ? Etc … etc… inévitablement, ces questions, débouchent sur le sens de la vie et donc de ce qui est à l’origine de la vie. Qui est l’Auteur de la vie ? Personne pour certains, un mystère insoluble pour d’autres, sûrement quelqu’un qui nous veut du bien pour d’autres. Ces questions métaphysiques, tu les as portées toute ta vie, questions jamais résolues, toujours en mouvement, questions incontournables quand Laurent, ton fils après une crise d’asthme est tombé dans le coma. Je l’ai baptisé, confirmé dans le service de réanimation du CHU de Caen. Je suis revenu peu de temps après pour célébrer ses obsèques.

Pourquoi Michel as-tu fait une telle demande ? Réaction de survie dans le cœur d’un père blessé qui pense que Dieu, s’il existe, peut opérer un miracle. Pour moi, le miracle, c’est maintenant. Michel, tu retrouves ton fils après la profonde blessure de sa mort. Tu vis les retrouvailles de ceux qui se sont aimés et qui se retrouvent au- delà de la mort physique. Tu as tenu la barre Michel, affronté les vents contraires. Pour moi, tu es dans la lumière, toujours en mouvement, de commencement en commencement vers des commencements qui n’en finiront jamais. »

Le miracle que nous fêtons en ce temps pascal, c’est le miracle de la victoire de la vie sur la mort. La miséricorde de Dieu, c’est l’Amour de Dieu sur la Croix. La mort de l’être aimé est une immense souffrance mais elle ne nous menace plus de la même manière. Par Amour, sur la Croix, la mort a été intégrée dans la puissance de vie de la Résurrection. Et c’est déjà maintenant.

bmg